Les usines à contenus (une adaptation de leur surnom anglais, content farms) sont à l'information ce que les chaînes de restauration rapide sont à l'alimentation: guidées par le désir de servir les consommateurs le plus rapidement et le plus économiquement possible, avec peu d'égard pour la qualité.
Pour illustrer les méthodes de ces nouveaux producteurs d'information, prenons l'exemple du plus grand succès du genre, Demand Media. Ici, les sujets à traiter sont identifiés de façon presque scientifique: l'entreprise a développé un algorithme qui tient compte de différents facteurs (en particulier les requêtes faites aux moteurs de recherche et le potentiel publicitaire de certains mots-clés) afin de déterminer les sujets susceptibles de rapporter le plus de revenus. Ces sujets sont ensuite attribués à des journalistes indépendants qui ont pour mission de produire du contenu sur mesure (écrit ou vidéo) le plus vite possible. Par la suite, après peu ou pas de travail éditorial, Demand Media diffuse ce contenu sur YouTube, par exemple, et sur des sites qui lui appartiennent (eHow.com, Cracked.com, etc.), puis engrange les revenus publicitaires liés à l'inévitable avalanche de clics qui en résultent.
C'est plus de 4 000 «contenus» du genre que Demand Media produirait ainsi chaque jour, avec une rentabilité phénoménale: plus de 200 millions de dollars de revenus en 2008, selon BusinessWeek.
On pourrait se réjouir d'un tel succès, à une époque où le journalisme semble être une activité déficitaire. Mais le problème, on l'aura compris, est que l'information produite par les usines à contenu est d'une qualité souvent médiocre. Les sujets, d'abord, sont essentiellement de nature pratique: comment dresser son chien, la meilleure façon de changer un évier, etc. Il n'y a évidemment pas de place pour les enquêtes et les articles de fond, dans un modèle comme celui-ci. De plus, les conditions désolantes offertes aux collaborateurs (autant en terme de rémunération que de délais de livraison) ne sont pas propices à la production d'une information de qualité.
Ce n'est pas pour rien, donc, que ce modèle d'affaires commence à inquiéter beaucoup de monde. Les autres producteurs d'information sont inquiets, bien sûr, puisqu'il leur est impossible de concurrencer les usines à contenus au chapitre de la rentabilité. Mais l'inquiétude touche aussi les journalistes indépendants, qui se demandent comment ils pourront vivre de manière convenable si ce modèle se généralise; les rédacteurs en chef et responsables de section, qui craignent que les considérations commerciales ne deviennent le principal guide de leurs patrons dans le choix des sujets à traiter; et les observateurs des médias en général, qui voient ces articles et vidéos envahir Internet et s'afficher très haut dans les requêtes faites aux moteurs de recherche, entretenant ainsi le cercle vicieux qui favorise leur production...
Car le plus inquiétant n'est peut-être pas les usines à contenus comme telles, mais l'adoption de leurs méthodes par un nombre grandissant d'organisations. Aol, déjà, semble baser une bonne partie de sa future croissance sur des procédés semblables Même chose du côté de MSN et Yahoo, qui a d'ailleurs cherché à acheter Demand Media en 2008. À quand l'emploi de pratiques similaires par un magazine ou un quotidien établi? Cela pourrait se faire plus rapidement—et plus près de chez nous—que l'on pense. On m'a par exemple raconté que le responsable du Web pour un conglomérat médiatique québécois était convaincu que ce genre de processus était l'avenir…
Les usines à contenu préfigurent-elles vraiment ce qui nous attend ou, au contraire, l'information de qualité finira-t-il par s'imposer, malgré les entourloupettes algorithmiques? Quoi qu'il en soit, pour le moment, ce phénomène semble confirmer l'importance de ce nouveau rôle fondamental des journalistes: guider les citoyens vers l'information digne d'intérêt, à travers l'océan de contenu à valeur douteuse sur lequel nous sommes contraints de flotter…
Les commentaires récents
9 896
Il y a souvent quelque chose de presque mystique, dans le fait d'être tombé sur un livre précis à un moment précis de notre vie.
9 896
Il y a souvent quelque chose de presque mystique, dans le fait d'être tombé sur un livre précis à un moment précis de notre vie.