9 957: L’été, c’est fait pour jouer

Il est assez fréquent que, quelque part aux alentours de la mi-août, un sentiment un peu déplaisant s’empare de vous. Une vague déception à l’idée que déjà achève cet été qui promettait tant, et de toutes ces choses que vous n’avez pas eu le temps de faire, ou de ces choses que vous avez bel et bien faites, mais mal, à moitié, la tête ailleurs, en ménageant un peu trop votre corps, ou votre coeur, ou les deux. Ce moment se produit souvent en début de soirée (un mardi, de manière générale), alors que vous croyez discerner une certaine fraîcheur automnale dans la nuit tombante. Qu’est-ce que c’est, ce sentiment dans votre coeur? Du regret, et vous ne voulez pas ça.

Que faire, alors? Comment se prémunir contre tout ça et éviter de se retrouver ainsi, en ce mardi fatidique? Qui sait. Mais vous ne perdez sans doute rien à garder en tête cette Chose Vraie : l’été, c’est fait pour jouer. C’est fait pour se coucher tard et se lever tôt, et l’inverse aussi; pour en dire trop et rire trop fort et aller trop vite; pour visiter des sous-bois étrangement frais et des amis munis d’une piscine; pour louer des pédalos, lire, boire; pour à la fois tomber (en amour, du bateau, en bas de la scène ou de vos gougounes) et monter (cette montagne, cette tente, à Québec); pour laisser votre blogue en friche, question de vivre un peu plus et de raconter un peu moins; l’été, c’est fait pour plein de choses, bien sûr, beaucoup trop pour les énumérer.

Mais l’idée, en gros, c’est que plus vous gardez en tête l’idée que l’été, c’est fait pour jouer, moins vous risquez d’éprouver ce vilain sentiment de regret, le 16 août. C’est une loi universelle. En fait, c’est comme la théorie de la relativité, mais en beaucoup moins compliqué, et beaucoup plus drôle.

Paru dans le cadre de la chronique Actuelités, La Presse, vendredi 23 juin 2006

9 958: Dans votre album de finissants, les mots écrits par vos amis comportent beaucoup de références à la consommation d’alcool, et beaucoup de points d’exclamation

Les références à l’alcool, on peut comprendre facilement. Vous avez 16 ou 17 ans, l’école achève et un été fantastique se pointe à l’horizon, rempli de nuits tièdes et d’agitations en tous genres. Franchement, l’alcool s’impose.

Les points d’exclamation, eux, sont moins évidents à expliquer. Est-ce une manière de ponctuer votre joie de vivre? De démontrer toute la vigueur de votre amitié? De prouver hors de tout doute que vous aussi, vous êtes «ben de party»? Possible. Mais peut-être aussi qu’il y a quelque chose de plus viscéral. Peut-être qu’en vous apprêtant à écrire dans l’album de votre ami, vous saisissez instinctivement l’importance de ce moment-là, cette fin du secondaire et ce début de quelque chose qui commence à ressembler à la vraie vie, et que donc, inconsciemment, vous voulez que votre mot soit plus qu’un simple «t’es cool, on a eu du fun»; vous désirez qu’il soit une sorte de poussée existentielle, une inspiration à aller plus loin, plus fort, plus longtemps. Vous ne voudriez pas, par exemple, qu’à cause d’un mot pas assez dynamique, votre ami connaisse une panne d’enthousiasme qui se traduirait, disons, par un abandon du cégep au milieu de la première session, après quoi s’ensuivraient de longs mois de léthargie, puis de longues années de vague à l’âme et de questionnement, entre des emplois peu stimulants et des relations amoureuses toujours un peu trop compliquées, avec comme aboutissement, à l’approche de la mi-trentaine, une insatisfaction profonde face à son existence, un certain dégoût de lui-même et de ses choix passés, et même un flou sentiment d’amertume par rapport à tous ceux qui auraient marginalement mieux réussi, même si bien sûr il ne serait jamais prêt à admettre tout ceci.

Non, vous ne souhaitez pas ça à votre ami, une trentaine un peu amère. Alors, pour ne pas prendre de chance, juste pour être sûr qu’il part du bon pied dans la vie, vous en mettez tout plein, des points d’exclamation.

Paru dans le cadre de la chronique Actuelités, La Presse, samedi 17 juin 2006

9 959: Les artistes sont rarement aussi intéressants que leur art

Marcel Proust et James Joyce comptent parmi les plus grands écrivains du 20e siècle. Ils ont marqué leur époque, leur art et un nombre incalculable de lecteurs. On pourrait donc s’attendre à ce que, lors de leur seule et unique rencontre, au printemps de 1922, les idées aient jailli, des étincelles aient fusé, le génie ait suinté. Mais il n’en fût pas ainsi; Proust considéra que Joyce était un «alcoolique miteux» et Joyce… Dieu sait ce que Joyce pensa. On sait cependant qu’ils eurent à peu près la conversation suivante:

Proust: Ah, Monsieur Joyce, connaissez-vous la princesse Unetelle?
Joyce: Non, monsieur.
Proust: Ah, connaissez-vous la comtesse Unetelle?
Joyce: Non, monsieur.
Proust: Ah, alors vous connaissez sûrement madame Unetelle?
Joyce: Non, monsieur.

Bref, de quoi remettre en perspective vos plus futiles conversations de 5 à 7.

Mais bien sûr nous le savons tous, que la rencontre de nos idoles artistiques risque de n’amener que tristesse et déception. C’est un fait connu et répandu. Pourtant, pourtant, il nous arrive malgré tout d’entretenir l’espoir fou de les rencontrer, et même parfois de fomenter des plans ingénieux pour parvenir à nos fins. Avec au bout du compte, neuf fois sur 10, l’inévitable désenchantement lorsque idole s’avère d’un ennui mortel ou que, ivre morte, elle essaie d’enfoncer sa langue dans notre bouche en nous appelant par le mauvais prénom.


Paru dans le cadre de la chronique Actuelités, La Presse, samedi 10 juin 2006

9 960: Vous jugez les gens à leurs souliers

Oui, je sais que vous êtes quelqu’un d’éclairé et de pas du tout superficiel. Vous savez que l’habit ne fait pas le moine, et toutes ces choses sur comment il ne faut pas se fier aux apparences. Vous êtes une bonne personne, vraiment, et vos parents ont raison d’être fiers de vous.

Cela dit, vous jugez les gens à leurs souliers, et vous le savez. Vous observez leurs chaussures et, en une fraction de seconde, en tirez toutes sortes de déductions sur leur personnalité, leur niveau de revenu, leurs goûts, leur lieu de résidence et autres caractéristiques socioculturelles.

Mais plutôt qu’une contradiction avec toutes les belles choses énumérées dans le premier paragraphe, voyons-y plutôt une fascinante évolution de caractéristiques inscrites profondément dans nos gènes depuis des temps immémoriaux. Nos lointains ancêtres devaient distinguer en un clin d’oeil l’ami de l’ennemi, ou le dangereux prédateur du repas potentiel; il en allait de leur survie. En notre époque beaucoup moins dangereuse, cette capacité d’évaluation s’est modifiée: d’un seul coup d’oeil à leurs chaussures, vous savez distinguer la graphiste du Mile-End de la secrétaire juridique de Dollard-Des-Ormeaux, l’indie kid de l’amateur de techno industriel, le hipster du fan de Loco Locass. C’est un talent que vous avez. Un talent basé sur des approximations et des préjugés grossiers, d’accord, mais un talent quand même.

Paru dans le cadre de la chronique Actuelités, La Presse, samedi 3 juin 2006

9 961: Il est plutôt surprenant que certaines personnes aient sans cesse besoin qu’on leur rappelle ce qu'il ne faut pas jeter dans les toilettes

C’est depuis la fin du 19e siècle que la toilette à chasse d’eau fait partie de notre vie quotidienne. Et on pourrait remonter encore bien plus loin dans le temps, si on voulait: on en trouvait apparemment dans la vallée de l'Indus, deux mille ans avant Jésus-Christ. Bref, la toilette n’est pas exactement une invention récente. Après tout ce temps, on pourrait donc penser que les gens seraient plutôt familiers avec le fonctionnement de la chose, ses possibilités, ses limites. On pourrait penser, pour aller droit au but, qu’après tout ce temps les gens sauraient ce qu'il ne faut pas jeter dans la cuvette. Mais, de toute évidence, ce n'est pas le cas. À la Sala Rossa, par exemple, il y a une affiche demandant aux utilisateurs de ne pas jeter de rouleaux de papier hygiénique dans les toilettes – et vous savez que si la direction a jugé bon poser cette affiche, c’est que cela s’est avéré nécessaire. Même chose dans les avions, où on nous implore à grand renfort de pictogrammes et d’avertissements multilingues de ne pas utiliser la toilette pour nous débarrasser de nos serviettes, éponges et bouteilles. La question se pose donc: qui, en 2006, essaie de flusher une bouteille? C’en est presque intrigant. Cela dit, la chose la plus énigmatique, dans tout ça, est bien sûr de savoir qui, pour l’amour du Bon Dieu, prend l’avion avec une éponge…

Paru dans le cadre de la chronique Actuelités, La Presse, samedi 27 mai 2006

9 962: Vus de l’étranger, les «problèmes» québécois ont souvent l’air bien insignifiants

Imaginons que vous êtes à l’étranger. À Londres, disons. Et supposons que ce jour-là il pleut, et qu'en traversant Trafalgar Square vous apercevez l'ambassade canadienne. Sur sa façade, les drapeaux provinciaux et territoriaux pendent tristement dans la grisaille anglaise, et il vous vient à l’esprit qu’il y aurait là un sujet de chanson parfait pour un Morrissey subventionné par Patrimoine Canada. Vous entrez, parce que vous avez envie de sécher un peu et de feuilleter les journaux de votre pays. Immédiatement, cependant, vous être frappé par la désespérante futilité des choses qui font la manchette: des débats stériles, des «controverses» pas vraiment controversées, des faits divers gonflés à des proportions de tragédie nationale, des discussions intéressantes mais qui, vous le savez, seront laissées en plan dès que se présentera un sujet de discussion un peu plus frais, médiatiquement parlant.

Pas pour la première fois de votre vie, vous soupirez devant les non-problèmes de votre pays. Toute cette énergie depensée à en débattre en long et en large, toutes ces lignes-agate de couverture médiatiques, ces heures et ces heures de temps d'antenne. Vous ne pouvez réprimer une grimace à l'idée que si vous étiez chez vous, plutôt que dans ce pays étranger, ces choses vous importeraient sans doute. Vous frissonnez, et ce n’est pas seulement parce que vous êtes trempé.

Paru dans le cadre de la chronique Actuelités, La Presse, samedi 20 mai 2006

9 963: Certaines choses qui semblaient très importantes à l’école ne le sont plus jamais par la suite

Les nombres premiers viennent tout de suite à l’esprit, ici. Comme vous en avez passé du temps, entre les âges de 7 et 17 ans, sur ces nombres qui (vous vous en rappelez encore par cœur) «ne peuvent être divisés que par 1 et par eux-mêmes». Des dizaines d’heures en tout, sûrement. Si bien que vous en étiez presque venu à croire que les nombres premiers étaient une chose très importante dans la vie, peut-être même un des fondements de la culture occidentale. Alors qu’il s’avère plutôt que les nombres premiers, finalement, ne sont que des chiffres qui, bon, ne peuvent être divisés que par 1 et par eux-mêmes. Ce qui n’est pas complètement inutile en soi, d’accord, mais bon, c’est quand même décevant, cette relative non-importance.

Et la même chose pourrait être dite de la trigonométrie, par exemple, à laquelle l’école consacre un nombre incalculable d’heures, mais dont les applications réelles demeurent limitées (de toute façon, vous avez tout oublié). Même chose pour l’analyse grammaticale («Qui est-ce qui?», «Quoi?», «Comment?», «De quoi?», beuh), qui est certainement l’une des choses les plus insupportables de toute l’histoire des choses insupportables. Et vous rappelez-vous tout ce temps passé à apprendre à calculer des choses absurdes qui semblaient pourtant très importantes pour vos éducateurs, tel que la taille d’une image réfléchie dans un miroir? Vous préfèreriez avoir appris l’espagnol. Ou la guitare. Ou la chimie alimentaire. Ou les règles d’accord du participe passé avec l’auxiliaire avoir – oui, ça, ça aurait été utile…

Paru dans le cadre de la chronique Actuelités, La Presse, samedi 6 mai 2006

9 964: Vous n’avez pas besoin de la fonction « bacon » sur votre four à micro-ondes

Et vous n’avez pas non plus besoin de neuf possibilités de température, sur votre réfrigérateur. Pas plus que vous n’en nécessitez cinq sur votre séchoir à cheveux. Inutile aussi, le réglage «lin» sur votre fer à repasser, ou le bouton «heure d’été» sur votre réveil-matin. Votre appareil photo numérique comprend une multitude de fonctions que vous n’utiliserez jamais, pour la simple raison que vous n’essaierez jamais de photographier une coccinelle, la nuit, sur une mer déchaînée. Et on ne parlera pas de votre téléphone cellulaire, ni du tableau de bord de votre voiture, ni même de votre montre. Le monde moderne est une orgie d’options que vous n’utiliserez jamais, parce que vous n’en avez tout simplement pas besoin, et que de toute façon vous n’avez pas le temps d’apprendre comment elles fonctionnent, au juste.

Comment en sommes-nous arrivés là? Comment la multiplication à l’infini des options futiles en est-elle venue à être assimilée à une quelconque forme de confort existentiel? Vous n’en avez aucune idée. Mais ce que vous savez, c’est que tout cela encombre inutilement votre quotidien, alors qu’au contraire plus ça va, et plus vous souhaitez une vie réduite à sa plus simple expression, débarrassée de toutes ces choses qui l’alourdissent pour rien. Vous souhaitez une existence où les options seraient claires et dichotomiques (chaud/froid, heureux/malheureux), et où il n’y aurait pas un million de possibilités entre les deux.

Paru dans le cadre de la chronique Actuelités, La Presse, samedi 29 avril 2006

9 965: Physiquement, vous êtes en déclin depuis l’âge de 11 ans

Des chercheurs ont calculé que c’est à 11 ans que notre santé est à son apogée. Autrement dit, jusqu’à cet âge, nous n’avons pas encore commencé à vieillir: notre corps est dans un état optimal, tel un lapin en chocolat dont personne n’a encore mangé une oreille. La vraie «force de l’âge», c’est donc à 11 ans que nous l’atteignons. Et si nous étions en mesure de maintenir cet état, nous pourrions vivre pendant des siècles (et possiblement voir comment ça finit, Virginie). Mais inévitablement arrive l’adolescence, sa dégénérescence programmée et ses dommages en tous genres, et la suite n’est qu’une longue déchéance.

Je ne dis pas ça pour vous déprimer, ou vous faire sentir vieux-vieux-vieux, ou vous faire regretter l’époque où vous aviez 11 ans et qu’un baiser vous faisait l’effet d’un petit tsunami d’adrénaline. D’abord parce qu’un baiser est encore capable de vous faire l’effet d’un petit tsunami d’adrénaline, tout décrépit que vous êtes, et c’est très bien comme ça. Mais surtout parce que c’est un fait scientifique, une réalité inéluctable dont il vaut mieux être informé, si on veut être parfaitement honnête avec soi-même. Vous savez: regarder la mort en face, prendre conscience de sa finitude, profiter du moment présent, tout ça? Non? Bon. À tout le moins, ça vous fera quelque chose à raconter, lors de votre prochain souper. Sauf bien sûr si le souper en question coïncide avec l’anniversaire de quelqu’un dont l’âge finit avec un zéro. Auquel cas, contentez-vous de parler de vos projets pour l’été.

Paru dans le cadre de la chronique Actuelités, La Presse, samedi 22 avril 2006

9 966: Amateurs de hockey professionnel, vous n’arrivez juste pas à vous habituer à la formule «chandail foncé à domicile/chandail blanc à l’étranger»

Depuis 1970, les équipes de la Ligue nationale de hockey portaient leur chandail blanc lors des matchs à domicile, et leur chandail foncé sur la route. Puis en 2003, pour des motifs purement mercantiles, la ligue a décidé d’inverser la chose. Si bien que le Club de hockey Canadien porte désormais son chandail rouge lorsqu’il joue au Centre Bell (sauf bien sûr les fois où il porte son chandail blanc, mais nous n’entrerons pas dans ces technicalités ici), et le blanc sur les patinoires adverses (sauf les fois où etc.).

Cela dit, bien des changements se sont produits, depuis 2003; des choses nouvelles auxquelles vous vous êtes admirablement adapté. Les caisses libre-service dans les épiceries, par exemple. Ou ces publicités sonores, dans les toilettes publiques. Et la Fosse aux lionnes, vous arrivez presque à envisager d’y jeter un coup d’œil. De toute évidence, donc, vous avez des qualités d’adaptabilité certaines. Pourtant, ce truc d’inversion des chandails, non, vous n’y arrivez juste pas. Si bien que si, par exemple, en ouvrant la télé vous voyez Mike Komisarek en rouge plaquant Patrice Bergeron en blanc, vous vous dites, «Tiens Canadien joue à Boston, ce soir; je croyais pourtant que c’était à Montréal». Puis vous voyez la pub de Jean Coutu sur la bande, et pendant quelques secondes, vous êtes confus : ils ont des Jean Coutu, à Boston? Rapidement, cependant, vous réalisez votre méprise et vous rappelez que les choses ont changé. Depuis 2003.

Ce qui vous fait vous poser certaines questions quant à vos capacités d’adaptation réelles. Êtes-vous aussi flexible que vous pensez l’être? Si oui, pourquoi, depuis tout ce temps, n’avez-vous pas réussi à vous habituer à cette ridicule histoire de chandails? Êtes-vous déjà trop vieux pour ce genre de changement à vos petites habitudes? Tant de questions. Et vous qui vouliez seulement regarder le match pour relaxer un peu…

Paru dans le cadre de la chronique Actuelités, La Presse, samedi 15 avril 2006

9 967: Il y a quelque chose de troublant dans le regard des mannequins de second ordre

On parle ici des mannequins que l’on peut voir dans les catalogues de magasins à rayons, les circulaires de vêtements de travail, les publicités de lunetteries. Ces gens d’apparence généralement plaisante mais qui, pour une raison ou une autre et à leur plus grand regret, ne feront jamais les grandes ligues, les magazines de mode, les annonces de Gap. Peut-être à cause d’une peau juste un peu trop inégale, ou d’une légère asymétrie, ou tout simplement d’un mauvais alignement des astres qui les a condamnés pour toujours au circuit secondaire (tertiaire, quaternaire) où l’on vous fait porter des souliers cheaps et des robes mal coupées, plutôt que du Stella McCartney.

Et ce qu’il y a dans le regard de ces gens condamnés aux circuits mineurs, c’est une infinie tristesse. La tristesse d’être passé si près (avec ce nez parfait! Cette mâchoire bien découpée!), mais d’avoir été arrêté par un obstacle à la fois ridicule et insurmontable (des jambes trop courtes! Un vulgaire manque de chance! Rouyn-Noranda!). Vous pouvez la lire dans leurs yeux, cette déception immense, malgré le sourire trompeur, et le maquillage, et Photoshop. Et si vous la reconnaissez, c’est peut-être que vous l’avez déjà vu dans vos propres yeux, en vous regardant dans un miroir un soir de déprime, ou un de ces matins où cela vous avait tout pris pour vous lever, et où vous seriez volontiers retourné vous coucher jusqu’au lendemain, l’année prochaine, le siècle suivant. Mais la différence entre les mannequins et vous, bien sûr, c’est qu’en plus d’être désillusionnés, ils doivent se faire photographier en salopettes bleu pâle de chez L’Équipeur. Ce qui n’aide pas beaucoup, vous en conviendrez.

Paru dans le cadre de la chronique Actuelités, La Presse, samedi 8 avril 2006

9 968: Vous savez qui est Kevin Federline

Vous savez qui est Kevin Federline, même s’il vous arrive d’oublier son nom. Vous connaissez certains détails de son tumultueux mariage avec Britney Spears, et vous avez une vague idée de son apparence (peut-être pas assez pour le reconnaître tout de suite si vous le croisiez à la Place Versailles, disons, mais dans une très hypothétique séance d’identification policière, vous n’auriez aucun problème à crier «C’est lui!»). Vous savez qu’il entretient certains espoirs musicaux, qu’il a une prédilection pour les camisoles blanches, et que récemment, il y a eu une histoire à propos de l’allocation que lui verse Britney. Tout cela est plutôt flou, mais il n’en demeure pas moins que dorénavant, quand vous pensez white trash, vous pensez Kevin.

Et il vous arrive parfois d’être un peu perplexe quant à la facilité avec laquelle ces informations peu utiles réussissent à se loger dans votre cerveau. Par exemple lorsque vous pensez à toutes les choses importantes que vous avez oubliées durant votre vie, ou celles que vous n’avez jamais apprises et ne trouverez jamais le temps d’apprendre: le nom de certaines espèces d’arbres, par exemple, ou la relation entre les différents types de nuages et le temps qu’il fera demain, ou encore les détails qui vous permettraient de cesser de confondre entre elles les soeurs Brontë. Ces fois où vous vous dites qu’il serait de votre devoir de citoyen, d’ami, de parent d’être mieux informé, plus cultivé. Que faisiez-vous alors à potiner sur ce forum de discussion un peu trash? N’aviez-vous rien de plus édifiant à faire, en préparant le souper, que de vous arrêter pour regarder Flash? Quoi qu’il en soit, ces fois-là, vous réalisez que vous êtes beaucoup plus semblable à Kevin Federline qu’il n’est confortable de l’admettre, et vous ne savez pas trop quoi en penser.

Paru dans le cadre de la chronique Actuelités, La Presse, samedi 1er avril 2006

9 969: Il y a des jours où tout ce que vous avez envie de faire, c’est écouter de la musique avec des écouteurs

Ces jours-là, vous n’êtes bon à rien. Le travail avance au compte-goutte, en brèves séquences de cinq ou six minutes pas très intenses. Les tâches sont remises au lendemain, les échéanciers ne sont pas respectés, et sur votre liste « À faire », peu de choses sont cochées. Parce que ces jours-là, la seule chose dont vous avez envie – la seule chose, en fait, que vous êtes capable de faire, est ceci: brancher vos écouteurs, sélectionner la chanson qui correspond à votre état d’âme du moment, et l’écouter en boucle en regardant par la fenêtre.

C’est peut-être que vous êtes en amour, et que vous avez juste envie de penser et repenser à l’objet de votre affection, et de vous complaire dans vos visions dorées d’un avenir parfait. Ou peut-être qu’au contraire vous venez de découvrir que vous n’êtes plus en amour, et que vous cherchez à comprendre ce qui s’est passé, au juste, et qu’avec une pointe d’angoisse vous vous demandez combien de fois encore vous allez pouvoir tomber en amour, puis en sortir, puis y retomber à nouveau, avant que l’élastique ne se casse une fois pour toutes, et que vous vous retrouviez seul et sec et définitivement incapable de vous emballer une fois de plus pour un autre être humain. Ou c’est peut-être seulement mars, et que vous en avez marre du froid, de votre pâleur et de votre manteau d’hiver, et de la petite neige qui continue à tomber lentement, alors que franchement, votre quota de neige a été atteint depuis longtemps. Ou peut-être que c’est mai, ou juillet, ou octobre, et qu’il y a dans votre tête les choses douces-amères qu’il y a toujours eu dans votre tête à ces moments-là, et qu’il y aura toujours, si vous êtes chanceux.

Quoi qu’il en soit, vous brancherez vos écouteurs, et vous écouterez cette chanson, et vous penserez à tout ça le regard dans le vague. Vous ne ferez pas grand-chose d’autre, aujourd’hui, mais ce ne sera pas un problème particulier.

Paru dans le cadre de la chronique Actuelités, La Presse, samedi 25 mars 2006

9 970: Il vous arrive parfois de rêver qu’un jour votre numéro soit retiré, vous aussi

Dans un moment de rêverie, vous imaginez l’une de ces cérémonies émouvantes, avec musique poignante et extraits vidéo au ralenti – vos moments les plus glorieux en version condensée, et les larmes qui montent aux yeux de vos parents, amis, fans – et par la suite votre chandail qui serait hissé vers le plafond, avec majesté et un minimum d’à-coups. Ce serait magique. Ce serait, en fait, l’aboutissement parfait à une vie bien remplie. Après un tel événement, vous pourriez vous retirer du monde l’esprit en paix : vous seriez désormais un immortel, au même titre que Victor Hugo, ou Gilbert Perreault.

Mais ça n’arrivera pas, évidemment, ne serait-ce que parce que, selon toute vraisemblance, vous n’êtes pas un athlète professionnel. Et que vous n’avez pas non plus de numéro à proprement parler, et qu’il serait fort étonnant que dans 40 ans, il vienne à l’esprit de quelqu’un de retirer votre numéro de cellulaire ou le pseudo que vous utilisez sur les forums de discussion. Et puis vos grands moments au ralenti, ce serait quoi? La fois où vous avez envoyé promener votre patron, déclenchant les applaudissements des autres employés? Celle où vous vous êtes promené nu dans les rues de Terrebonne, pour des raisons qui semblaient très drôles à l’époque? Cette paire de Prada que vous avez dénichée chez Winners, en 2002? Ce n’est pas avec ça que vous allez faire pleurer vos petits-enfants.

Et de toute façon, vous êtes au-delà de cela, vous. Vous allez vivre pour toujours dans la mémoire des gens qui vous aiment (et des citoyens de Terrebonne), et cela vous suffit amplement. Vous n’avez pas besoin de cérémonie empesée, ni de discours mièvre, et encore moins d’une peinture kitsch à la perspective douteuse. Vous ne diriez pas non à une haie d’honneur, cependant.

Paru dans le cadre de la chronique Actuelités, La Presse, samedi 18 mars 2006

9 971: Il y a des jours pour travailler à la construction d’un monde meilleur, et il y a des jours pour essayer une nouvelle recette de muffins

C’est comme ça. Et vous avez décidé qu’aujourd’hui serait un jour à muffins. Pas de raison particulière, vraiment, sinon que c’est samedi, et que parce que c’est samedi, vous êtes bien déterminé à bouger le plus lentement possible, et que le sauvetage de la planète et la lenteur, ça ne va pas super bien ensemble. Mais les muffins, oui.

Et puis vous savez que vers 11h le soleil inondera votre salon, et que vous pourrez étaler le journal par terre et lire tranquillement pendant que dans le four les muffins gonfleront. Votre disque préféré jouera doucement en arrière-plan, et votre chat somnolera dans la lumière, et vous penserez encore à cette personne à laquelle vous pensez très souvent ces temps-ci, et l’air sentira à la fois le printemps et les bleuets qui cuisent.

Rien de bien utile ne sera accompli aujourd’hui. Aucune injustice ne sera corrigée, aucun individu en détresse ne sera aidé, aucun projet important ne sera mis en branle. Selon toute vraisemblance, vous ne vous occuperez même pas de ce tas de linge sale qui traîne sur la laveuse. Mais, pour une raison ou une autre, ces choses pourront attendre. Il y aura du soleil, et de la lenteur, et des muffins chauds. Et aujourd’hui, ce sera amplement suffisant.

Paru dans le cadre de la chronique Actuelités, La Presse, samedi 11 mars 2006

9 972: En cas de déprime, de maladie ou d’ébriété, l’utilisation correcte de la vaisselle est toujours la première chose à foutre le camp

L’homme moderne (et la femme moderne aussi, généralement) a un rapport pour le moins paradoxal avec la vaisselle. D’une part, il aime beaucoup ses assiettes, ses bols, tout ça. Il les voit comme un symbole de la civilisation, de ce qui nous différencie des animaux et des sociétés moins avancées. Allez dans n’importe quel musée consacré à l’histoire des civilisations, du British Museum au Parc archéologique de la Pointe du Buisson de Melocheville, et vous en verrez tout plein, de la vaisselle – souvent même cassée, et dans un état qui la rend fort peu intéressante à regarder, vraiment.

Mais d’autre part, il suffit d’une légère perturbation dans notre état physique et/ou psychologique pour que nous décidions que la vaisselle, ce n’est pas si important que ça, finalement. Une peine d’amour, par exemple. Une petite déprime. Un début de rhume. Un emploi du temps trop chargé. Un bon match à la télé. Une soirée bien arrosée. Et alors la vaisselle prend le bord, et nous, individus modernes, aboutissement de 40 000 ans d’évolution, nous retrouvons alors à manger à même un carton de crème glacée, ou un chaudron, ou un plat Tupperware (ou sa variante, le couvercle de plat Tupperware), ou un bout d’essuie-tout, ou un napperon sale, ou un coin de table ou – le fond du baril, civilisationnellement parlant – notre paume ouverte.

La leçon de tout ceci? Entre le paléolithique et la postmodernité, il y a bien peu de choses: une assiette, un bol, quelques accessoires Ikea. Et tout cela est très, très fragile.


Paru dans le cadre de la chronique Actuelités, La Presse, samedi 4 mars 2006

9 973: Google vous perturbe de plus en plus

Si vos activités quotidiennes vous obligent à avoir fréquemment recours à Google, d’étranges répercussions sur votre psyché semblent inévitables. Le célèbre moteur de recherche en vient à devenir une sorte d’extension de votre esprit, une rallonge virtuelle de votre mémoire et de vos sens. Vous tentez de vous rappeler d’un souvenir d’enfance, par exemple, et votre premier réflexe est de le retrouver avec Google (ce qui est impossible, bien sûr, ne serait-ce que parce que l’événement en question s’est produit bien avant l’invention du blogue et de Flickr – mais les enfants des blogueurs actuels pourront le faire, eux, ce qui franchement n’augure rien de bon pour leur santé mentale). Ou encore vous cherchez vos clés, et votre premier réflexe est de googler «mes clés», dans un troublant moment de confusion entre la sphère privée et le cyberespace. Google vous rend semblable à ces amputés qui oublient leur condition et tombent en pleine face, après être sorti du lit un peu trop distraitement.

Que cela veut-il dire? Que nous perdons peu à peu conscience de la frontière entre le domestique et le public? Que tout cela est en train de se mélanger dans notre esprit, tel un gigantesque ragoût informationnel? Que Google s’immisce dans les recoins les plus intimes de notre âme, dans notre conception même de notre individualité? Je laisserai à des esprits plus fins que le mien le soin de réfléchir à ces questions. Mais je poserai cependant la limite suivante : si vous commencez à avoir le réflexe de chercher sur Google les détails de vos rêves de la nuit précédente, c’est que vous êtes dû pour quelques semaines de désintoxication mentale. Quoiqu’à bien y penser, au rythme où vont les choses, Google Dreams ne devrait sûrement plus tarder…


Paru dans le cadre de la chronique Actuelités, La Presse, samedi 25 février 2006

9 974: Vous appartenez à une génération qui achète plus de souliers, et vous avez ce que vous méritez

On doit la formulation de la 9 974e chose vraie à un groupe anglais qui s’appelle Johnny Boy. Leur chanson You Are The Generation That Bought More Shoes And You Get What You Deserve était peut-être le meilleur single de 2004, mais les considérations musicales sont éminemment subjectives, et de toute façon secondaires, ici. Ce qui est important, dans l’entreprise qui nous concerne, c’est le titre parfait de ce morceau. Encore une fois, donc, la musique pop vient à la rescousse de notre âme.

«Vous appartenez à une génération qui achète plus de souliers, et vous avez ce que vous méritez»… Vous réfléchissez quelques secondes à cette très elliptique description de la vie au 21e siècle. Malgré l’extrême concision, vous avez l’étrange impression qu’en une seule phrase, tout est dit : les 15 dernières années, la fuite dans la consommation comme ultime issue d’un postmodernisme qui n’en finit plus de stagner, une certaine langueur existentielle, générationnelle. L’impression floue que ces quelques mots en disent plus long sur notre époque (ses aspirations, ses angoisses, ses culs-de-sac) que bien des essais sociologiques, et au moins quatre épisodes de Loft Story. Bon, d’accord, trois.

Mais bien sûr, vous allez continuer à acheter trop de souliers, malgré leur obsolescence programmée, les travailleurs exploités qui les fabriquent et la profonde vacuité de tout ça. Vous allez continuer à les acheter parce que vous en avez envie. Parce que, dans la perfection de leur ligne et leur représentation concrète et exemplaire de l’air du temps, ils sont une forme d’art. Et que, comme l’auteure Zadie Smith l’a déjà écrit quelque part, «l’art vous pousse à faire des choses stupides, neuf fois sur 10».

Paru dans le cadre de la chronique Actuelités, La Presse, samedi 18 février 2006

9 975: L’échec est inévitable

Il y a en nous un besoin inné, probablement génétique, de se prémunir contre l’échec; un désir viscéral de faire tout en notre possible afin de ne pas se retrouver comme ça (c’est un exemple au hasard), assis sur le divan à 1h du matin, avec une bière tiède à la main et le désir que notre vie comporte une fonction Annuler qui permettrait de revenir en arrière de trois heures/mois/années. Ce que nous faisons donc: des plans détaillés, des listes d’objectifs à moyen et long terme, des échéanciers super serrés, des feuilles de calcul dans Excel, des efforts démesurés pour maintenir une « bonne attitude », quelle que soit cette chose. Il arrive même (mais c’est un secret que nous n’avouons à personne, et encore moins à nous-mêmes) qu’afin d’être certain, mais vraiment certain de ne pas échouer, nous choisissions de ne pas agir.

Mais tout cela est inutile. Nous allons souvent réussir, bien sûr, mais nous allons aussi très certainement échouer, quoi que nous fassions pour l’empêcher. C’est inévitable: dans toute démarche visant à découvrir de nouvelles idées, formes, visions, l’échec n’est jamais bien loin. On pourrait même virer tout cela à l’envers: et si quelqu’un qui n’échouait jamais n’était pas plutôt quelqu’un qui ne forçait pas assez les choses?

En tout cas, c’est ce que nous nous disons, à 1h du matin, assis sur le divan avec pour toute lumière celle des lampadaires, dehors, et celle, changeante et inutile, de la télévision. Oui, c’est le genre de choses auxquelles il faut se raccrocher, avant d’éteindre la télé et d’aller se coucher, le cœur rempli de regret.

Paru dans le cadre de la chronique Actuelités, La Presse, samedi 11 février 2006

9 976: Vous êtes secrètement heureux d’avoir le rhume

Malgré les incontestables inconvénients causés par un bon rhume, il y a une petite partie de vous qui ne peut s’empêcher d’être secrètement, presque inconsciemment, remplie de joie à l’idée d’être malade. Pourquoi? Parce que le rhume est le grand déresponsabilisateur. D’abord aux yeux de vos proches, qui vont tolérer beaucoup de choses, si vous répétez assez souvent combien vous êtes malaaaade en les regardant d’un air pitoyable avec vos yeux larmoyants. Mais c’est surtout face à soi-même que le rhume est libérateur. Vous pouvez tout vous permettre, pour la simple raison que de toute façon vous n’êtes bon à rien. Aucun remord, aucun sentiment de culpabilité, aucun sens du devoir ne vient ainsi entraver votre droit légitime à ces activités qui constitueraient sans doute l’essentiel de votre existence, si vous n’aviez aucune ambition et personne à impressionner:

1) dormir;
2) manger; et
3) regarder la télévision toute la journée.

Et, encore mieux, vous pouvez faire ces trois choses en même temps. Parce que vous êtes malade, et que tout vous est permis. Rester en pyjamas toute la journée? Permis. Manger de la poutine avec du ketchup et de la mayonnaise? Permis. Regarder tout un épisode de la Fosse aux lionnes? Si vous y tenez vraiment.

Mais attention, profitez-en. Bientôt votre système humanitaire l’emportera, votre teint retrouvera de son opacité, votre vie devra reprendre son cours. Vous redeviendrez un citoyen actif et relativement productif, et toute connaissance trop poussée des intrigues des Feux de l’amour sera de nouveau sujette à une très nette désapprobation sociale.

Paru dans le cadre de la chronique Actuelités, La Presse, samedi 4 février 2006

9 977: L’astronome danois Tycho Brahé portait une prothèse nasale qu’il avait lui-même fabriquée avec de l’or et de l’argent (et peut-être du cuivre)

On a malheureusement tendance à sous-estimer l’importance de l’infatigable Tycho Brahé (1546-1601) dans l’évolution de l’astronomie occidentale. On n’en a que pour les gros noms : Galilée, Copernic, Newton. Mais ce sont pourtant les minutieuses observations de Tycho (oh, ces milliers de nuits à scruter le ciel!) qui ont mené aux découvertes de ses illustres successeurs.

Dès sa jeunesse, Tycho est un excentrique. Jeune universitaire, après un bal bien arrosé, il se querelle avec un autre étudiant à propos de la solution à un problème géométrique (c’était une autre époque). Dans l’inévitable duel à coup de sabre qui s’ensuit, Tycho perd un bout de nez. Pour masquer son infirmité, il se fabriquera donc lui-même une extravagante prothèse en or et en argent (et peut-être aussi en cuivre, selon des analyses faites sur son crâne au 20e siècle). Il la portera toute sa vie, sur l’île danoise où il fera construire une fantastique cité scientifique. Sur cette île se trouvait également son élan domestiqué, qui mourut un jour après avoir bu trop de bière et avoir déboulé des escaliers.

Je ne suis pas certain de l’enseignement que j’essaie de souligner, ici. L’importance d’être soi-même? Possiblement. D’aller au bout de ses rêves et de ses passions? Sans doute. Le danger des duels de sabres? Aussi, certainement. De la riche vie de Tycho Brahé, astronome, tirez la leçon qui vous semble appropriée. Mais ne l’oubliez pas.

Paru dans le cadre de la chronique Actuelités, La Presse, samedi 28 janvier 2006

9 978: Il y a des anciens partenaires sexuels dont vous avez complètement oublié le visage, et cela vous fait un peu peur

Pour être tout à fait précis, vous n’avez pas seulement oublié le visage de cette personne, mais aussi ce qu’elle faisait dans la vie, sa façon d’embrasser, les caractéristiques générales de son sens de l’humour, et ce qui vous avait plu, au juste, chez elle. En fait, vous auriez probablement oublié jusqu’à son existence, n’eut êté de cette entrée faite dans votre carnet d’adresses, et sur laquelle vous retombez de temps à autre. Aviez-vous l’intention de la rappeler? Si oui, pourquoi ne l’aviez-vous pas fait? Ou peut-être que vous l’avez bel et bien fait, mais que ça aussi, vous l’avez oublié? C’est lamentablement flou, tout ça.

Et ce qui vous fait un peu peur, là-dedans, ce n’est pas tellement d’avoir oublié le visage de cette personne, ou l’odeur de ses cheveux; Dieu sait que certains soirs, il est étonnant que vous vous soyez même souvenu de respirer. Non, ce qui vous trouble, c’est plutôt d’envisager toutes ces autres choses que vous avez sûrement oubliées. Combien y en a-t-il, comme ça, des événements, des rencontres, des réflexions dont votre mémoire a effacé toute trace? Quel pourcentage de votre passé est ainsi disparu à jamais, pouf, comme s’il n’avait jamais eu lieu? Vous souhaiteriez pouvoir faire une copie de sauvegarde de votre mémoire, et la mettre bien à l’abri au fond d’un coffre-fort.

Paru dans le cadre de la chronique Actuelités, La Presse, samedi 21 janvier 2006

9 979: Personne ne lit les contrats auxquels il faut agréer, avant d'installer un nouveau logiciel

Les entreprises de logiciels pourraient mettre n’importe quoi, dans leurs «contrats de licences» et autres conditions d’utilisation : on ne les lit jamais. Qui sait d’ailleurs s’ils ne mettent pas effectivement n’importe quoi, les vlimeux? Peut-être que, sans le savoir, on a ainsi promis à Microsoft la virginité de notre première fille. Ou que, depuis qu’on a accepté les conditions relatives à l’installation de la version 10 de RealPlayer, la société RealNetworks Inc., de Seattle (Washington), est désormais la propriétaire légale de notre âme. Remarquez que ce serait un peu fâcheux, soit, mais une bonne leçon malgré tout. Ça nous apprendrait à ne rien accepter sans prendre la peine d’examiner ce qu’on nous demande d’accepter, au juste. Évidemment, notre première fille nous en voudrait sûrement beaucoup, de devoir ainsi perdre sa pureté auprès d’un geek de l’Oregon grand fan du Dave Matthews Band, mais ce serait une bonne leçon pour elle aussi, et elle comprendrait. Un jour.

Sauf que, bien sûr, ce type de contrat n’est malheureusement pas le seul que l’on signe les yeux fermés. L’être humain est fondamentalement porté à faire confiance à autrui, et fondamentalement pressé. Une combinaison qui ne favorise pas la lecture des petits caractères, et qui explique bien d’autres choses, dans notre société : les locations d’autos à long terme, le succès de la Maison Columbia, l’élection de certains politiciens. Et je vous laisse le loisir d’insérer ici votre propre blague douteuse sur le mariage.

Paru dans le cadre de la chronique Actuelités, La Presse, samedi 14 janvier 2006

9 980: Au début d'une nouvelle année, on se sent pur et neuf jusqu'aux alentours du 9 janvier

Bien sûr, on l'adore tous, ce sentiment de renouveau existentiel qui nous habite en ce moment. Cette impression que les mésaventures, mauvais plis et malheurs divers de la dernière année sont loin derrière, maintenant, comme effacés par le changement d'agenda, ou le silence du Nouvel An, ou tout ce vin avalé depuis quelques semaines.

On l'aime tellement, en fait, qu'on souhaiterait pouvoir se sentir comme ça jusqu'aux vacances d'été, ou en tout cas au moins jusqu'à Pâques, et ainsi traverser les mois en gardant au fond de nous cette impression que tout est possible : ne plus fumer (jamais-jamais-même-pas-une-poffe), atteindre un degré acceptable de définition musculaire, apprendre le russe, relire tout E. M. Forster, se lever plus tôt, ne plus passer tout ce temps sur le blogue de gens qui nous tomberaient sûrement sur les nerfs en quelques secondes, si on les rencontrait en personne.

Malheureusement, tout cela ne dure jamais bien longtemps. Jusqu'au 9 janvier, en fait. Plus ou moins un jour ou deux, peut-être. Ou même toute une semaine de plus, si vous faites une de ces redoutables cures de désintoxication au jus de radis noir. Certains fins finauds pensent être capables de repousser encore plus cette échéance en se la jouant judéo-chrétienne et en évitant complètement l'alcool jusqu'à la fin du mois, mais la seule chose qui est généralement accomplie de cette manière est la location d'un nombre démesuré de DVD, et ce n'est certainement pas avec Brice de Nice que vous allez apprendre le russe.

Paru dans le cadre de la chronique Actuelités, La Presse, samedi 7 janvier 2006

9 981: On se sent parfois bien indécent, avec nos farces et nos frivolités, quand on pense aux choses révoltantes qui se produisent ailleurs dans le monde. Mais ça finit toujours par passer.

Ce jour-là, vous aurez vu un documentaire, ou lu un article dans un magazine, ou regardé un reportage à la télévision. Et longtemps par la suite, vous aurez continué à penser à tout ça : ce journaliste assassiné pour avoir pris le parti de son peuple face à une puissance étrangère, par exemple, ou la Chine qui se dirige rondement vers la plus grande catastrophe écologique que l’humanité ait connue, ou le fait qu’un peu partout à travers le monde, des gens sont détenus illégalement par des pays supposément civilisés et soumis à toutes sortes de souffrances horribles qui vous font vous demander quel chemin a vraiment été parcouru, depuis les beaux jours des Tudors. Et il y en a tout plein, des choses comme ça, et il vous arrive parfois d’être tellement indigné par tout ça, tellement révolté, que vous vous sentez carrément indécent, juste là, à continuer à vivre comme si de rien n’était. Et là, on ne parle même pas de votre goût pour l’huile d’olive fine ou les petits films niaiseux sur Internet.

Mais on ne peut pas passer notre vie à rager contre les malheurs du monde, n’est-ce pas? Alors vous regardez ailleurs, vous pensez à autre chose, et ça passe. Jusqu’à la prochaine fois. Mais il arrive quoi, quand ces fois se rapprochent, quand l’indignation vous enserre le cœur de plus en plus souvent? Il peut arriver plein de choses, et c’est là que ça devient intéressant.

Paru dans le cadre de la chronique Actuelités, La Presse, samedi 17 décembre 2005

9 982: Nous nous méfions des gens qui marchent trop vite ou trop lentement

Vous n’avez peut-être jamais remarqué, mais c’est vrai. Et si Léger Marketing sondait la population sur des choses utiles, plutôt que sur leurs intentions de vote, on en aurait la preuve: à un niveau subconscient, ces gens éveillent nos soupçons. Difficile toutefois d’expliquer pourquoi nous n’accordons pas la même importance, par exemple, à la façon dont les autres tiennent leur crayon, ou montent dans une voiture, ou mangent leur smoked meat. Peut-être voyons-nous quelque chose de symbolique dans leur frénésie déambulatoire ou, au contraire, leur nonchalance? Et si c’était quelque chose de génétique qui nous faisait évaluer un compagnon potentiel ou un ennemi en puissance d’après sa démarche? Possible. Peut-être aussi que c’est dû au fait qu’après tout, la marche est le summum de la locomotion corporelle : au sein du règne animal, ce n’est pas tout le monde qui peut marcher, alors que franchement, n’importe quel invertébré est capable de manger un smoked meat.

Quoiqu’il en soit, les faits sont les suivants :

• Les gens qui marchent trop vite nous inspirent la crainte instinctive qu’ils cachent quelque chose. Viennent-ils de poser une bombe? D’avertir le patron de ce que vous avez vraiment fait, lors de votre congé de «maladie»? Ou ont-ils découvert le secret du bonheur et veulent le garder juste pour eux, les cochons?

• Les gens qui marchent trop lentement, de toute évidence, n’ont pas l’intention d’arriver quelque part : ils ne font que profiter du voyage. Et si nous nous en méfions, c’est en fait que nous ne les comprenons pas; comment peuvent-ils se permettre de traînasser de manière aussi désinvolte, alors que nous, nous avons toutes ces courses à faire, ces tâches à accomplir, ces ambitions foireuses à réaliser?

Dans le fond, nous sommes jaloux : des premiers parce qu’ils vont arriver avant nous, et des seconds parce qu’ils n’ont pas la moindre envie d’y arriver. Manifestement, nous ne savons pas ce que nous voulons.

Paru dans le cadre de la chronique Actuelités, La Presse, samedi 10 décembre 2005

9 983: Il est toujours perturbant de revoir la personne récemment en vedette dans un de vos rêves érotiques

Ce n’était pas nécessairement un croustillant rêve olé olé, avec mainte passion et transpiration; vous n’avez plus 14 ans, quand même. Peut-être que vous l’avez seulement embrassée, cette personne. Peut-être même qu’il n’y a eu aucun contact physique, dans ce rêve, que des évocations et des connotations et des suggestions que oui, peut-être, il aurait pu se passer quelque chose entre vous, éventuellement, si vous n’aviez pas été interrompu, à 6h28, par un bulletin de circulation (ou par le thème de Maisonneuve en direct, si vous travaillez à la maison).

D’où provient le malaise que vous ressentirez inévitablement, la prochaine fois où vous reverrez votre covedette? D’une sorte de déséquilibre onirico-affectif. Ce n’était qu’un rêve, vous le savez bien, mais vous avez quand même l’impression d’avoir développé quelque chose avec cette personne, une certaine intimité (ou une intimité certaine, si vous avez bel et bien 14 ans). Tandis que la source de vos fantasmes nocturnes, qui n’a pas rêvé à vous, ne peut que vous regarder avec la même absence totale de désir qu’avant. Ou peut-être même qu’elle a récemment rêvé à vous, elle aussi, mais que dans ce rêve, plutôt que d’être l’objet d’un indéniable frisson érotique, vous disiez quelque chose de stupide, ou la mettiez en colère, ou égorgiez son chat, et dorénavant, lorsqu’elle vous regarde, elle ne peut s’empêcher de n’éprouver que haine et mépris envers vous. Alors vos regards lubriques et entendus, vous savez ce que vous pouvez en faire, tueur de chats.

Paru dans le cadre de la chronique Actuelités, La Presse, samedi 3 décembre 2005

9 984: Il vous arrive parfois de vouloir oublier toutes vos connaissances nutritionnelles

Le problème, avec ce genre de choses, c’est qu’il est impossible de revenir en arrière. Une fois que vous connaissez, par exemple, les effets négatifs des agents de préservation, des gras hydrogénés, des sucres raffinés et autres additifs alimentaires, il n’est plus concevable de faire votre épicerie sans jeter un coup d’œil aux listes d’ingrédients. Impossible, aussi, de vous préparer une chaudronnée de macaroni au fromage la conscience tranquille, ou de déguster une saucisse-cocktail entourée de bacon sans avoir au moins une pensée pour tous les nitrites que vous venez d’engloutir. Ce qui a bien sûr le don de gâcher votre plaisir. Et puis il y a quelque chose d’exponentiel, dans les saines habitudes alimentaires, quelque chose qui vous pousse à aller toujours un peu plus loin, si bien que des aliments qui, à une époque pas si lointaine, faisaient autrefois partie de vos repas quotidiens sont aujourd’hui bannis de votre existence. Et vous manquent, si vous êtes complètement honnête. Adieu, mélanges à gâteau, hot-dogs, tartinades à l’érable… Vous vous sentez comme une Perrette moderne qui, plutôt que son pot de lait sur le chemin de la ville, aurait perdu ses May West sur la route de la connaissance nutrionnelle.

Oh, bien sûr, vous vivrez ainsi plus vieux, plus en santé, et vous éviterez peut-être un cancer ou deux. Toutes des choses on ne peut plus positives, assurément. Malgré tout, il vous arrive parfois de penser, comme Thomas Gray, que l’ignorance est un bienfait. Et de souhaiter que le Cheez Whiz en soit un, lui aussi.

Paru dans le cadre de la chronique Actuelités, La Presse, samedi 26 novembre 2005

9 985: Avec votre chanson préférée dans vos écouteurs, vous avez l’impression de marcher un peu plus vite, d’être un peu plus vivant

Il y a le trottoir, et sur ce trottoir il y a vous, en mouvement. Votre lecteur audio portatif est dans la poche de votre manteau, vos écouteurs sont bien enfoncés dans vos oreilles, et dans ces écouteurs il y a votre chanson préférée, ou en tout cas quelque chose que vous aimez beaucoup. Et à cause de cette chanson, vous avez l’impression de marcher un peu plus vite, d’être un peu plus vivant. Vous vous sentez même un tout petit peu plus beau. Vous vous sentez aussi un tout petit peu comme un cliché, mais ce n’est pas grave. En ce moment, vous avez votre propre bande sonore – vous êtes le héros d’un touchant film indépendant, et ce film, il est très, très bon, et s’il n’est pas nominé pour un prix Génie, ce sera un scandale.

Et donc vous marchez, et vous avez l’impression d’être Richard Ashcroft dans le vidéo de Bittersweet Symphony. Vous ne bousculez personne, bien sûr, vous n’êtes pas un voyou, mais de toute façon les gens que vous croisez semblent s’écarter d’eux-mêmes, impressionnés par votre démarche charismatique et votre vitesse pure.

Où allez-vous comme ça? Cela n’a pas vraiment d’importance. Peut-être à un rendez-vous important, peut-être au dépanneur. Quoi qu’il en soit, quelque chose de majeur va se produire, vous le sentez. À moins que ce ne soit ce moment précis qui est important? Possible aussi. En fait, en ce moment, avec votre lecteur audio portatif dans votre manteau et vos écouteurs dans vos oreilles et votre chanson préférée qui martèle vos tympans, tout est possible. Vous êtes une comète, et vous annoncez de grandes choses.

Paru dans le cadre de la chronique Actuelités, La Presse, samedi 19 novembre 2005

9 986: Si vous travaillez à la maison, les gens qui vous appellent le matin ont peur de vous réveiller jusqu’à au moins 10h30

Franchement, la chose est un peu insultante. Que pensent ces personnes qui commencent leur appel par un timide «J’espère que je ne te/vous réveille pas»? Que vous somnoliez devant Coup de pouce télé? Que les contrats se font rares? Que vous n’avez pas encore compris à qui il appartient, l’avenir? Pfff. Que de préjugés le travailleur autonome moderne doit encore affronter! En 2005, on pourrait pourtant s’attendre à ce que, collectivement, nous ayons dépassé ces choquantes présuppositions.

Si seulement ces gens savaient que vous étiez debout à l’aube! Oui, bon, presque debout. Mais en tout cas que vous étiez déjà bien semi-conscient lorsque l’équipe de C’est bien meilleur le matin a eu sa conviviale conversation d’après les nouvelles de 6h. Et que, avant cet appel « qui vous réveille peut-être », vous avez eu le temps de déjeuner, de lire toute La Presse (même la page nécrologique) et la moitié de votre quotidien étranger préféré, et de passer une grosse demi-heure à faire la tournée de vos blogues favoris. Et il y a cette chanson que vous avez téléchargée, et cette brassée de lavage que vous avez lancée.

À bien y penser, vous n’avez peut-être pas été très productif. Mais attention : vous étiez réveillé, comme tous les matins! (Sauf les matins où vous dormez effectivement jusqu’à 11h, bien sûr.)


Paru dans le cadre de la chronique Actuelités, La Presse, samedi 12 novembre 2005

9 987: Novembre fera tout pour vous faire perdre le sourire, mais n’y arrivera pas

Il y aura de la pluie. Il y aura du froid. Il y aura des feuilles en décomposition projetées à quelque chose comme 140 km/h (parapluies retournés par le vent, pathétiques, humiliants). Il y aura la noirceur à 7h et la noirceur à 16h, l’absence de contrition du Parti Libéral du Canada et la triste élection au Parti Québécois, et les Père Noël dans les centres d’achat, qui ne sont jamais aussi déprimants qu’un 17 novembre, quand devant vous s’étire ce qui vous apparaît comme un interminable marathon de magasinage, de stress en tous genres et de guignolées des médias. Il y aura tout plein de choses capables de vous faire perdre le sourire, de façon permanente ou semi-permanente.

Et vous le perdrez effectivement à quelques reprises, l’espace d’un instant, en décollant la feuille humide étampée dans votre front ou en apercevant le triste spectacle offert par une pancarte de Vision Montréal pendillant sur un arbre dénudé. Mais ce ne sera permanent, ni même semi-permanent. Parce que vous en avez vu d’autres, que vous êtes tough. Et qu’il y a aussi toutes ces choses qui vous font oublier que c’est novembre, dehors : vos amis, par exemple, ou votre chanson préférée jouant très fort dans vos écouteurs, ou un verre de scotch avec une reprise de Six Feet Under, ou un quelconque autre vice de votre choix, que nous n’aborderons pas, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

Puis un matin au début de décembre, vous trouverez à votre réveil le sol couvert de neige, et pour une raison ou une autre cela vous fera sourire, et alors vous saurez que vous avez gagné.

Paru dans le cadre de la chronique Actuelités, La Presse, samedi 5 novembre 2005

9 988: Le courrier électronique ne peut que décevoir

Une compulsion aussi dommageable que répandue, en ce début de 21e siècle, est celle qui consiste à vérifier si l’on a reçu des courriels. Puis à vérifier quelques instants plus tard. Puis, à nouveau, pas vraiment longtemps après

Il va de soi que l’ennui est un facteur, pour expliquer cette vigilance de tous les instants : quand on n’a rien à faire, ou que ce qu’on a à faire ne nous emballe pas le moins du monde, cliquer sur le bouton Relever du logiciel de courrier peut sembler une alternative relativement stimulante. Mais cela n’explique pas tout. La principale motivation est plus profonde, plus sombre : en réalité, subconsciemment, vous espérez que le prochain courriel à débarquer dans votre boite de réception sera LE courriel. Celui qui, d’une manière encore inconnue, apportera le changement dont vous avez tant besoin. Catapultera votre existence dans une direction nouvelle et excitante. Transformera votre vie pour le mieux, pour de bon.

Mais ce courriel n’arrivera pas, bien sûr. Ce genre de chose n’arrive jamais par courriel. Tout ce que vous risquez de recevoir, en réalité, c’est une invitation de votre fournisseur Internet à vous munir d’un nouveau cossin antivirus, ou un message d’un ami vous invitant à aller prendre une bière. Ce qui est toujours agréable (la bière, bien sûr, pas le cossin antivirus), mais ne risque pas de changer votre vie de manière très spectaculaire. À moins bien sûr que cet ami soit très riche, et particulièrement disposé à répandre le bien autour de lui. Grosso modo, établissons donc le principe suivant : si Daniel Langlois fait partie de votre cercle d’ami, vous pouvez continuer à entretenir certains espoirs envers votre prochain courriel. Autrement, n’y pensez même pas.

Paru dans le cadre de la chronique Actuelités, La Presse, samedi 29 octobre 2005

9 989: Cette histoire de grippe aviaire est terrifiante – pourtant, vous ne pouvez vous empêcher d’être secrètement, honteusement, un tout petit peu curieux de voir ce qui va arriver

C’est très inquiétant, bien sûr. Effrayant, même. Des millions de personnes pourraient mourir, bien plus de vies encore être brisées, d’innombrables tragédies se produire. Personne ne souhaite cela, à part quelques psychopathes, et vous n’êtes pas un psychopathe, parce que pour diverses raisons les psychopathes ne lisent pas le cahier Actuel (ils sont tous au cahier Mon Toit, bien sûr).

Pourtant, pourtant… Si vous vous écoutez vraiment, si vous portez attention à cette petite voix dans un recoin sombre de votre âme, il y a de fortes chances que vous y découvriez une étrange forme de curiosité. Curiosité morbide, peut-être, mais curiosité quand même. Que va-t-il se passer? Comment les gens vont-ils réagir? Comment allez-vous réagir?

En y réfléchissant un peu, vous réalisez que c’est le même sentiment qui vous assaille à l’approche d’une grosse tempête de neige, et vous vous sentez immédiatement bien inconscient, d’assimiler ainsi une possible pandémie planétaire à une tempête de neige. Vous avez honte de votre curiosité, et tentez de l’enfouir profondément dans le roc de votre subconscient. Vous pensez que vous avez réussi, et vous êtes fier de votre belle épouvante citoyenne.

Puis un soir vous êtes couché et, en attendant le sommeil, vous vous surprenez à réfléchir à l’ambiance qui règnerait dans les rues, lors d’une éventuelle pandémie. Et en vous, il y a un mélange d’angoisse et… oui, de curiosité. Vous n’êtes vraiment pas fier de vous.

Paru dans le cadre de la chronique Actuelités, La Presse, samedi 22 octobre 2005

9 990: Se faire demander à tout bout de champ si on va bien, c’est un peu fatigant, à la longue

Le Québec en entier semble s’être pris d’affection pour le jovial « Ça va bien? » lancé en guise de salutation. La chose a même gagné le monde des médias électroniques – on a entendu à plusieurs reprises Raymond Saint-Pierre, par exemple, s’enquérir du moral d’un invité étranger visiblement interloqué par la question, lui qui devait par la suite parler d’une quelconque famine en Afrique ou d’une crise à l’ONU.

Je dis « question », mais ce n’est pas vraiment une question, bien sûr. Le « Ça va bien? » québécois a une fonction purement phatique : sa seule raison d’être est de briser la glace. Autrement dit, c’est ce qu’on dit quand on n’a rien d’autre à dire. C’est le même « Ça va bien? » qu’utilisent les moniteurs de camps de jour, les animateurs de foule, les entraineurs personnels. Ils ne veulent pas vraiment savoir si vous allez bien, mais seulement que vous fassiez comme si.

Parce que le problème, bien sûr, c’est que, souvent, ça ne va pas bien. Oh, pas nécessairement mal. Juste pas particulièrement bien. Juste du genre où vous auriez préféré rester étendu sur le divan, ce jour-là, les écouteurs sur les oreilles, à écouter des chansons mélancoliques en réfléchissant à quelque question sensible de votre existence, une tasse de thé à portée de la main. Mais puisque « Ça va bien? » n’est pas une vraie question, votre réponse ne peut être une vraie réponse. L’étiquette vous impose de répondre oui, ou une autre variante affirmative. Le contraire serait mal vu. Et puis de toute façon, vous n’allez pas commencer à raconter vos problèmes à la caissière du Provigo.

Cette pratique est donc une gigantesque fraude contre l’authenticité de nos états d’âme. Il faut y mettre fin. Comment? On pourrait essayer d’ignorer la question, se contenter d’afficher un air ténébreux, dostoïevskien. Si ça ne fonctionne pas, ou jugé trop antisocial, il restera toujours les remarques sur la météo – ennuyant, peut-être, mais bien plus sincère.

Paru dans le cadre de la chronique Actuelités, La Presse, samedi 15 octobre 2005

9 991: Au début d’une nouvelle saison de hockey, tous les espoirs sont permis, et vous souhaiteriez parfois que ce soit la même chose dans la vie

Il y a toujours quelque chose qui porte à un optimisme immodéré, au début d’une nouvelle saison de hockey. Quelque chose d’infiniment prometteur, dans ce nouvel alignement des joueurs, des planètes. Un long calendrier se déroule à l’horizon, et tous ces matchs à jouer sont autant de victoires potentielles, de prouesses possible, de buts magnifiques qui pourront être passés et repassés dans les bulletins de nouvelles et qui, un jour peut-être, feront partie de l’imaginaire collectif, comme celui de Paul Henderson en 72, celui de Claude Lemieux en 86. Les échecs de la dernière saison sont loin derrière, ils n’ont plus la moindre importance : seuls comptent les succès à venir. Et succès il y aura, c’est sûr, comment même en douter? Cette année sera la bonne.

Et parfois, il vous arrive de le souhaiter pour votre propre vie, cet optimisme immodéré. Vous aussi, vous aimeriez être capable de faire abstraction des déceptions passées, et n’avoir devant vous que des colonnes de chiffres encore vierges, des statistiques impressionnantes à cumuler, des actes de bravoure en puissance. Vous aimeriez être ce joueur recrue, débordant de potentiel, toile blanche pour un million d’exploits glorieux. Vous en voulez un, vous aussi, un avenir très prometteur.

Mais c’est impossible, bien sûr, parce que la vie n’est pas divisée en tranches du genre 2005-06 : on ne remet pas les compteurs à zéro tous les 12 mois. Et aussi parce que, honnêtement, êtes-vous certain d’avoir vraiment travaillé fort, pendant la saison morte?

Paru dans le cadre de la chronique Actuelités, La Presse, samedi 8 octobre 2005

9 992: L’affection des adolescents d’aujourd’hui pour la vieille musique a le don de vous faire sentir très vieux vous-même

Un bout de conversation entendue sur le bord d’un lac, cet été, entre deux adolescents, une fille et un garçon. Ce dernier chantonne l’air de Smoke on the Water (Deep Purple, 1972).

La fille : Ah oui, c’est bon, cette chanson-là! C’est de qui, donc?
Le garçon : Led Zep, je pense… (y réfléchit quelques secondes) Non, pas Led Zep, mais quelque chose comme ça… Nirvana, je pense.

Votre première pensée, en tant qu’individu ayant connu l’époque où Nirvana détruisait ses kits de drum, est d’abord pour Kurt Cobain. Vous l’imaginez, se retournant dans sa tombe plus énergiquement qu’André Boisclair dans un conseil des ministres durant sa folle-époque-depuis-longtemps-révolue.

Vos réflexions se portent ensuite sur le temps, celui qui passe et celui qui est comme télescopé, quand on a 15 ans et qu’il n’y a pas une énorme différence entre quelque chose qui s’est déroulé il y a 12 ou 32 ans.

Et finalement vous vous demandez ce qui s’est passé dans notre culture, donc, pour que les adolescents – jadis à l’avant-garde de la nouveauté et de la modernité – soient aujourd’hui devenus de tels nécrophages qui se gavent de musique produite des années avant leur naissance? Mais vous réalisez aussitôt qu’une telle rumination fait de vous le genre de personne qui dit « Ah, les jeunes, de nos jours… », et vous vous sentez 32 fois plus vieux encore •

Paru dans le cadre de la chronique Actuelités, La Presse, samedi 1er octobre 2005

9 993 - 10 000

9 993 : Quand vient le temps de faire le bilan de l’année qui s’achève, on ressent toujours une légère déception à l’idée de ne pas avoir été un peu (oh, juste un peu) plus vivant.

9 994 : Le journaliste, chroniqueur et animateur Franco Nuovo est un être insupportable

9 995 : Il y a des jours comme ça où tout ce que vous souhaiteriez, c’est être loin, loin dans le bois

9 996 : Un jour, vous allez bien finir par rentrer dans un poteau de piste cyclable

9 997: L'aube est le meilleur moment de la journée, mais c'est beaucoup trop tôt

9 998: Si vous travaillez à la maison, ce n'est jamais une bonne idée de boire pendant l'heure du dîner

9 999 : Les filles ne cesseront jamais de vous surprendre par leur capacité à mettre des mots précis sur des choses qui étaient très, très floues dans votre tête de gars

10 000 : Il y a des choses auxquelles on ne s’habitue pas